In-Data-We-Trust

Je suis français, donc morose, et je me complais dans les mauvaises nouvelles. Mais cet état d’esprit offre peut-être une lucidité sincère. Ça n’est pas moi qui le dis, c’est le New York Times. Bref, je suis français, ça me donne une bonne excuse pour faire mon râleur de service et casser un peu l’ambiance de douce euphorie distillée par les chantres de l’analytics salvateur. La data est hype, le geek est chic et le marketing ne sera qu’algorithme et corrélations dans un futur proche. Super, mais c’est plus compliqué que ça. En tant que vendeur, je suis peut-être en train de me tirer une balle dans le pied… Mais j’estime qu’il est de notre responsabilité de donner une vision honnête des potentiels et limites des technologies en place (ou qui essaient de se mettre en place).

En fait, j’ai surtout une grande mauvaise nouvelle : vous pensiez que les nouvelles technologies (tag management, behavioral targeting) et  bien entendu, au-dessus de toutes les autres, le Big Data (le graal, la panacée, l’objet de tous les fantasmes), allaient nous mâcher le travail et nous permettre de nous la couler douce pendant que le hard et le soft réfléchissaient pour nous à la vitesse d’une BDD in memory. Et bien non, pas de chance… il va falloir plus que jamais se creuser les méninges.

(Raw and) Big Data + dashboarding « tout ce que vous avez toujours voulu savoir sur la data sans jamais oser le demander »:

La fausse bonne nouvelle : les big data peuvent traîter des volumes monstrueux de données hétérogènes. Donc nous n’avons plus besoin de les mettre en forme, les raw datas sont la solution à tout et donnent une impression de sécurité, puisqu’elles contiennent tout.

Le souci : la notion de raw data est un oxymore. La donnée n’est jamais brute, elle est toujours un minimum mise en forme pour exister (et être utile). Donc si le raw data permet d’être fainéant au départ, une fois vos raw data disponibles il reste toujours à poser les bonnes questions et à structurer les réponses, mais dans une botte de foin désormais beaucoup plus grande. Ainsi avec du raw data comme base, il faut faire attention à ne pas devoir recréer ses segments en permanence ce qui peut devenir très fatigant et contre-productif sur le long terme. En outre, ce ne sont pas les outils de dashboarding qui vont structurer (ou tout simplement écrire) les requêtes. Le lien entre la stérile donnée brute et le lumineux dashboard ne peut pas faire l’économie des problématiques très complexes liées aux notions de visites (les 30 mn et leur déduplication, un vrai bonheur), de visiteurs, de périmètres multi-domaines etc. Prenez des raccourcis sur ces notions et vous aurez de beaux dashboard truffés d’absurdités. Les exemples de déceptions dans le domaine sont innombrables[1] et je crains qu’elles ne se multiplient dans les mois à venir.

Targeting et corrélation : « Minority report »

La fausse bonne nouvelle : grâce au Big Data et aux technologies de targeting avancées, je peux tout personnaliser et faire du one-to-one aisément. Donc je n’ai plus besoin de réfléchir à mon message, je peux m’adapter à chacun puisque je vais connaître les besoins de chacun. Comme dans Minority Report, Je n’ai pas besoin de comprendre pourquoi l’évènement se produit, puisque je sais quand et comment il va se produire.

Le souci : cette technologie peut fonctionner au niveau opérationnel du digital marketing, l’exemple le plus pertinent étant le ciblage publicitaire, dans certaines limites (privacy, capping, ressources créatives). Mais au-delà de ces aspects très opérationnels, quand on parle de stratégie marketing cela devient nettement plus discutable. Si je veux parler à tout le monde, je ne parle plus à personne et mon identité, ma marque, se diluent dangereusement. On entend dire que puisque les données mettent en lumière des corrélations efficaces je n’ai plus besoin de chercher les causes. Mais si vous perdez la compréhension des causes, vous perdez aussi la compréhension intime de votre marché et de vos clients, votre vision est gravement en danger ainsi que la pérennité de votre entreprise à long terme. La corrélation est reposante, mais dangereuse au final. Et d’ailleurs qui a envie de vivre dans le monde de Minority Report ?

Tag management : « La Tour infernale »

La vrai-fausse bonne nouvelle : le tag management me permet de gérer tous mes tags simplement, de ne plus dépendre de l’IT. Ces technologies qu’elles soient celles des vendeurs d’analytics ou de solutions tierces dédiées au tag management réduisent considérablement le temps d’implémentation et la complexité technique du marquage. Le marquage devient un jeu d’enfant et je peux me consacrer à l’analyse.

Le souci : Si l’IT est moins impliqué et le travail technique plus rapide et plus sûr, la complexité abstraite qui permet désormais d’avoir une représentation à plusieurs dimensions de son business n’en est que plus grande. Le travail de plomberie et de maçonnerie est 100 fois plus rapide, mais l’architecture marketing est toujours plus élaborée. En fait elle devient même beaucoup plus complexe car quand vous avez la capacité de monter 15 étages au lieu de 2, vous le faites parce que vous êtes ambitieux (ou que votre manager l’est pour vous). Donc l’architecte doit être d’autant plus efficace. Et l’architecte c’est vous.

Et je pourrais vous parler aussi des souhaits illusoires qui consistent à vouloir mettre en place un suivi du client omni-plateforme sans avoir le pivot [2], la base de référence indispensable, ou à faire du multi-variante testing sur tous mes choix ergonomiques sans avoir les ressources créatives nécessaires pour avoir des alternatives valables, etc. mais là je vais vraiment casser l’ambiance.

En conclusion, plus le système mis à disposition par votre vendeur préféré se perfectionne, plus vos attentes et celles de vos clients internes s’élèvent, plus il va falloir faire preuve d’imagination, de créativité, de rigueur et de méticulosité. Soyons bien clairs, en tant que concepteurs de solutions analytiques nous pensons que les big data, le tag management etc. offrent des opportunités fantastiques et nous nous attachons chaque jour à proposer plus de simplicité et plus de flexibilité dans nos systèmes. C’est bien ce que nous devons viser : des données interconnectées, simples à comprendre et à interpréter, permettant de prendre des décisions rapides et utiles. Mais ne nous leurrons pas. L’ultime simplicité, et l’efficacité décisionnelle qui en découle, sont loin d’être des objectifs aisés à atteindre. Léonard de Vinci aurait ainsi dit : « la simplicité est la sophistication suprême [3] ». La recette miracle n’existe pas. Il y a des facilitateurs, sans aucun doute, mais pas de magie.

Mais est-ce vraiment une mauvaise nouvelle de français râleur, au final ? Je ne crois pas. Tout d’abord l’analyste senior fort de son expérience, de sa capacité à mettre en contexte et à interpréter s’avère plus utile que jamais (Jacques, t’as encore du boulot, bonne nouvelle, non ?). De plus la stimulation intellectuelle qui découle de ces nouvelles possibilités est plutôt enthousiasmante.

Et quoiqu’il en soit, j’appelle à la rescousse l’immense Corneille pour motiver le digital analyst face à l’ampleur de sa tâche : « A vaincre sans péril, on triomphe sans gloire ».


*Traduction de l’article diffusé le 17 septembre 2013 dans la newsletter The WAO Factor (Jacques Warren, WAO Marketing).

[1] Et ce sera pire encore si les erreurs demeurent cachées et que des décisions sont prises sur des résultats faussés.

[2] Un détail en général soigneusement mis sous le tapis lorsqu’on évoque la théorie de ce type d’analyse.

[3] Ou la même idée selon Bruce Lee : « Simplicity is the key to brilliance », mais bon les classiques méritent d’être remis au goût du jour.

 

Author

Directeur Général Mathieu a rejoint AT Internet en 2000 et officie maintenant en tant que Directeur Général. Il est également Professeur à l’Université de Bordeaux III. Mathieu est Agrégé de Lettres Modernes et possède un D.E.A. en Sciences de l’Information avec une recherche approfondie sur la mesure de l’audience online. Il est régulièrement invité à s’exprimer dans les Ecoles de commerce et lors de conférences spécialisées.

4 Comments

  1. Analyse intéressante et objective! Cela ramène à poser la question : « En somme, c’est quoi faire « simple » »? Est-ce privilégier la facilité d’accéder à des données mais encore peut-on ainsi garantir leur pertinence ou aller dans plus compliqué quand on pense que plus d’efforts c’est nécessairement de la qualité?

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  3. Mathieu Llorens

    Je pense que nous devons nous fixer un objectif qui est au fond cohérent : une donnée fiable, pertinente et facile d’accès. Mais il ne faut pas se leurrer, ce triptyque est difficile à mettre en place. Donc il faut s’y attaquer avec un nombre restreint de KPIs et d’indicateurs, et approfondir, améliorer sa démarche au fur et à mesure, de manière itérative. Mais à vouloir choisir entre fiabilité, pertinence et lisibilité… on n’aboutira à rien de bon.

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